Expédition en 24h
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Jacques Crovisier est spécialiste des comètes à l'Observatoire de Paris.
Il nous offre un regard éclairé sur le roman visionnaire de Jules Verne.
Non, ce n’était pas crédible ! L’obus d’aluminium projeté dans les airs, chauffé en traversant l’atmosphère, aurait dû se volatiliser. Les passagers n’auraient pas dû encaisser sans périr l’énorme accélération du départ... Et qui prendrait au sérieux l’anecdote de l’ouverture du hublot dans le vide interplanétaire au cours de laquelle, pour se débarrasser du cadavre du chien, « ainsi que l’avait recommandé le président Barbicane, il fallut opérer vivement, de façon à perdre le moins possible de cet air », si bien que « c’est à peine si quelques molécules d’air s’échappèrent » ?
Et pourtant, on se laisse prendre au jeu, à la mise en scène. Bien qu’elles soient parues à cinq ans d’intervalle, il faut considérer De la Terre à la Lune et Autour de la Lune comme les deux parties d’un même roman. La première plantait le décor et donnait les bases scientifiques du problème du vol vers la Lune. Jules Verne y exposait une véritable étude de faisabilité, similaire à celles que les agences spatiales actuelles exécutent en préalable à toutes leurs missions. La deuxième partie concerne le voyage lui-même et détaillait chaque instant des 97 heures et 20 minutes du trajet direct vers la Lune. Trois personnages dans un petit huis clos. Un texte essentiellement constitué de dialogues. Un suspense sans cesse renouvelé. C’est que Jules Verne s’était longtemps exercé à l’écriture de pièces de théâtre avant de se lancer dans ses récits de voyage et romans scientifiques.
Cent ans après la parution de son roman en 1869, le rêve incroyable décrit par Jules Verne est devenu réalité: le canon géant, la Columbiad, est devenu la fusée géante Saturn V développée dans les années 1960. Les trois passagers, Barbicane, Nicholl et Michel Ardan, sont les trios d’astronautes des missions Apollo successives... Et c’est bien de Floride, d’une localité proche de Cap Canaveral, qu’ils partent pour la Lune.
À part le sympathique Michel Ardan, calqué par Jules Verne sur son ami Nadar (parfaitement reconnaissable, son appareil photographique à ses pieds, sur la première gravure), les promoteurs de ce voyage sont des personnages cyniques: le président Barbicane, le capitaine Nicholl et J.-T. Maston, artilleurs nostalgiques de la guerre de Sécession, sont prêts à tout pour assurer le succès de leur entreprise. Ce trio infernal correspond à l’archétype de ces savants fous qui peuplent nombre de romans. Mais ne sont-ils pas aussi les ancêtres de cette poignée de spécialistes des fusées que les Américains ont extirpé de l’Allemagne nazie pour engager et finalement gagner leur course à la Lune dans le contexte de la guerre froide ?
Le retour sur Terre, l’apothéose des héros, tout cela est décrit, illustré même, dans Autour de la Lune. Les gravures signées Bayard et de Neuville nous montrent, à la fin du roman, l’arrivée de l’obus dans la mer et la tournée en train des héros acclamés à travers tous les états-Unis. Elles préfigurent les photos de presse et les reportages diffusés à la télévision du retour de la mission lunaire de 1969 : la récupération des astronautes dans l’océan par la marine militaire et la descente triomphale des rues de Manhattan en voiture.
Pour Autour de la Lune, en plus du manuscrit reproduit dans cet ouvrage (un manuscrit calligraphié préparé pour l’imprimeur et portant les corrections de Jules Verne et les annotations de son éditeur Pierre-Jules Hetzel), nous avons la chance de disposer d’un premier jet. Ce manuscrit préparatoire est un document de travail destiné au seul usage de l’auteur, difficile à déchiffrer. De grandes parties sont encore manquantes ou restent laconiques. On y remarque, au fil des pages, un minutage détaillé de la succession des événements ainsi que le calibrage des différents chapitres. Des calculs sont parfois griffonnés dans les marges. Des croquis (reproduits en annexe dans la présente édition) montrent la trajectoire de l’obus dans le système Terre-Lune, donnant à ce document l’apparence des storyboards que préparent les cinéastes.
Des notes marginales éclairent sur les sources de Jules Verne. On y trouve sans surprise des références explicites à l’Astronomie populaire de François Arago, savant vénéré par Jules Verne, mais aussi à l’édition de ses œuvres complètes. D’autres mentions renvoient à Amédée Guillemin, brillant vulgarisateur auteur de Le Ciel, notions d’astronomie à l’usage des gens du monde et de la jeunesse (1864), et à Emmanuel Liais, astronome français parti au Brésil, auteur de L’Espace céleste et la nature tropicale (1865). Jules Verne possédait tous ces ouvrages dans sa bibliothèque.
Henri Garcet, le cousin de Jules Verne, était professeur de mathématiques au lycée Henri IV et auteur d’un manuel de cosmographie. C’est sans doute lui qui a fourni les données numériques qui, dans ce Voyage extraordinaire, sont attribuées à l’observatoire de Cambridge et à son directeur, J.-M. Belfast. Il reste peu de traces écrites de cette collaboration qui se serait nouée au cours de rencontres dans des tavernes du Quartier Latin. Selon Marguerite Allotte de la Fuÿe, l’une des premières biographes de Jules Verne : « Dans certain café, proche du lycée Henri IV, les élèves, en rupture de ban, virent souvent alors, dans la fumée des pipes, se rejoindre, à l’insu de leurs femmes, qui étaient en délicatesse, les deux maris compères ».
Les lecteurs du Journal des Débats du dimanche 7 novembre 1869 ont eu une grosse surprise. En première page, qui donnait en feuilleton la primeur d’Autour de la Lune, s’étalait l’équation des forces vives. Une formule mathématique dans un grand quotidien, cela ne s’était jamais vu ! Déjà présente dans les manuscrits, elle est maintenue dans l’édition définitive du roman (chapitre IV – « Un peu d’algèbre »), bien qu’elle ait dû donner du fil à retordre aux typographes, qui peinent à la composer sans erreur. Le but de l’auteur, en recourant à une telle mise en scène, n’était pas d’initier le lecteur aux arcanes de la physique, mais de « faire vrai ».
Les croquis de la main de Jules Verne montrant la trajectoire du boulet d’aluminium, puis sortant de l’ombre de la Terre, témoignent du soucis d’exactitude de l’auteur. Le voyage se fait à la pleine Lune. À leur grand désespoir, les explorateurs survolent donc la face cachée de notre satellite alors qu’elle est plongée dans l’obscurité jusqu’à ce qu’apparaisse, fort opportunément, un astéroïde qui éclate en illuminant momentanément le paysage. Ici, Jules Verne commet une erreur. Les astéroïdes n’explosent pas ainsi dans l’espace interplanétaire. Il a dû confondre avec les bolides qui laissent une traînée lumineuse lorsqu’ils pénètrent à grande vitesse dans l’atmosphère terrestre. L’éclair de lumière révèle cependant la face cachée aux voyageurs, qui y découvrent alors de nombreux cratères. Ils ne s’en doutent pas, mais parmi ceux-ci se trouve celui que les astronomes nommeront plus tard Jules Verne !
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Les romans lunaires de Jules Verne ont été une source d’inspiration pour bien des œuvres – suites, variations ou simples imitations, pastiches ou même plagiats. L’une des premières est Le Voyage dans la Lune (1875), une féerie opéra-bouffe qui triompha au théâtre : livret d’Albert Vanloo, Eugène Leterrier et Arnold Mortier, musique de Jacques Offenbach. Verne et Hetzel renoncent à intenter un procès pour plagiat. Sage décision: finalement, n’était-ce pas une forme de reconnaissance ? D’autant qu’il n’y avait rien de scientifique dans cette comédie musicale, et que le seul emprunt notoire à Jules Verne était l’usage d’un canon. Autre immense succès, le film de Georges Méliès Le Voyage dans la Lune (1902), est de la même veine et tout aussi fantaisiste, bien que souvent on le présente comme une adaptation de Jules Verne. À notre avis, la première fiction pouvant prétendre à la filiation du voyage à la Lune de Jules Verne, alliant réalisme et rigueur scientifique, a été le film de Fritz Lang La Femme sur la Lune (1929). Le canon y est judicieusement remplacé par une fusée à plusieurs étages. Fritz Lang a bénéficié du soutien du spécialiste Hermann Oberth, grand admirateur de Jules Verne et membre de ce petit groupe de passionnés d’astronautique, qui s’engagera dans le développement des missiles balistiques V2 allemands et dont le savoir-faire assurera par la suite le succès des États-Unis dans la course à la Lune.
© Éditions des Saints Pères / Jacques Crovisier, 2019